samedi 18 juin 2022


L’automne dernier, ma fille m’a fait part d’un projet qu’elle souhaitait que je réalise pour sa petite famille. Depuis quelques années, la famille s’est établie dans un village de l’Estrie tout près de la frontière américaine. Le décor est bucolique à souhait, une belle campagne encastrée au creux d’une vallée où coule une paisible rivière. Leur maison est située au sommet d’un coteau qui permet d’embrasser du regard la vallée et les quelques sommets qui la dominent. Même si le paysage n’est pas aussi spectaculaire que celui des Rocheuses où ils habitaient autrefois, cette belle campagne a le mérite de leur offrir un cadre de vie exceptionnel, leur permettant de cultiver leurs propres légumes et d’avoir des œufs frais à chaque jour !


Peu à peu, ils ont adapté à leur goût et à leur personnalité la maison qu’ils ont acquise. C’est dans cet esprit que ma fille m’a demandé de lui fabriquer une grande table à « l’allure rustique » pouvant accueillir jusqu’à une dizaine de convives. Pas question d’un style trop alambiqué ou répondant au canon d’un style particulier, la table devait plutôt inspirer la familiarité, le bonheur et la joie de se réunir dans un cadre informel, sans se soucier du protocole! Grosse commande pour l’ébéniste de père qui carbure à la précision des assemblages, aux coloris et au beau veinage des bois nobles.


Je dois l’avouer, le mot « rustique » sonnait très mal dans ma tête, je voyais une table au plateau mal assemblé et marqué par le temps. Par contre, la définition du mot « rustique » a changé ma vision : « Qui appartient à la campagne, est de la campagne ; relatif aux activités et aux choses de la campagne, aux gens de la campagne et à leurs mœurs ». Le style rustique n’a donc pas à être du « grand n’importe quoi »  seuls les citadins peuvent associer le style rustique à quelque chose de très utilitaire, contrastant avec le design des meubles contemporains. Le citadin apprécie surtout le style rustique pour sa chaleur et son confort, en ignorant parfois que le meuble rustique demeure un ouvrage d’ébénisterie robuste qui a l’immense qualité de durer dans le temps, contrairement à certains meubles contemporains trop fragiles pour affronter le poids des ans. 

Dans les faits, le « style rustique » n’existe pas vraiment, il est plutôt associé à un mode de vie près de la nature et de la campagne profonde. Le « style rustique » serait plutôt un amalgame d’éléments qui par leur addition vont témoigner d’un certain confort. Une pile de bois près de l’âtre, un vieux bidon de lait servant de siège d’appoint, une commode d’une période indéfinie, des chaises en bois dépareillées autour d’une table qui a du vécu, voilà un décor qui inspire la rusticité et le confort. Donc, inutile de chercher dans les traités d’ébénisterie le canon de ce style, comme un peintre impressionniste il faut plutôt concevoir le meuble rustique par grands traits, en s’inspirant de ses souvenirs plutôt que de la réalité. Cela dit, un meuble a également une fonction bien définie qui impose une forme générale et des standards ergonomiques. Une table ne sera jamais autre chose qu’une table, qu’elle soit rustique ou de style "Art and Craft". 

En accord avec ma fille, je lui ai proposé trois modèles de table répondant au même besoin : une grande table familiale de 42’’ x 90’’ d’une hauteur de 30’’ (hauteur standard). Pas question d’utiliser un bois exotique venant d’une contré lointaine, les trois modèles sont en Pin blanc, un bois du pays largement utilisé par nos ancêtres, car très disponible et facile à travailler.

Ma fille réside à la campagne, près d’une forêt entourée de montagnes ! J’ai donc pris la liberté d’étendre la définition du mot « rustique » à ces trois lieux afin de lui proposer les 3 modèles : la Campagnarde, la Lumberjack (clin d’œil à la communauté anglophone de ce coin de pays) et la Montagnarde.

La Campagnarde se distingue principalement par ses pattes tournées, mais dont j’ai simplifié les formes pour lui donner une légère touche de modernité. On retrouve une forme sphérique près de la ceinture suivie d’une longue section conique qui va jusqu’au sol.





La « Lumberjack » est celle qui présente le piètement le plus complexe. Les pattes sont inclinées de 10o et sont réunies à quelques pouces du sol par trois tenseurs dont l’un traverse la table sur sa longueur. Le tenseur central est réuni aux deux autres par des tenons traversants.





La Montagnarde possède le piètement le plus simple : des pattes rectangulaires massives rejoignent la ceinture, conférant à l’ensemble une allure de solidité et de simplicité. Comme pour les deux autres propositions, la Montagnarde possède un plateau épais (1 1/2’’) avec un emboîtement à chaque extrémité, afin de stabiliser l’ensemble et de bien s’adapter aux mouvements saisonniers du bois. Pour la même raison, le plateau est fixé à la ceinture par des taquets en érable qui s’insèrent dans des rainures de 3/8’’  au pourtour de la ceinture, permettant aux taquets de glisser dans les rainures (voir illustration suivante):


Une vingtaine de taquets fixent le plateau à la ceinture de la table. La rainure est plus large et plus profonde que le taquet permettant à ce dernier de glisser dans la rainure lors des mouvements saisonniers du bois.



Après réflexion, ma fille a choisi "la Montagnarde" pour deux raisons : L’aspect massif de ses pattes et le fait qu’il soit possible de placer des convives à chaque extrémité sans qu’ils soient gênés par la présence de tenseurs aux extrémités de la table (comme pour la Lumberjack). Comme elle aimait bien le « look » du piètement de la Lumberjack, j’ai décidé de lui faire une surprise en ajoutant à la Montagnarde deux bancs inspirés du piètement de la Lumberjack avec des pattes légèrement inclinées, réunies par trois tenseurs (voir illustration) ainsi la montagne rencontre la forêt !









Le principal défi de construction d’une grande table demeure l’assemblage de son plateau. En effet, plus un plateau est long et large plus le laminage des planches exige de la précision. Il faut porter une attention particulière à la préparation des planches, d’abord au niveau du dégauchissage et du rabotage d’épaisseur. À défaut de disposer d’une dégauchisseuse avec une grande table d’entrée et de sortie, j’ai fabriqué deux allonges en contreplaqué afin de m’assurer que chaque planche soit soutenue sur toute leur longueur, autant à l’entrée qu’à la sortie de la dégauchisseuse. J’ai utilisé les mêmes allonges pour le rabotage des planches. Pour le laminage des 8 planches de 5 1/4’’ x 90’’ j’ai procédé par étapes, en collant d’abord 2 x 2 planches, 2 x 4 planches et finalement les deux groupes de 4 planches ensemble. Pour m’assurer de la planéité du laminage, j’ai utilisé des lamelles #20 (voir illustration). 



L’un des secrets pour bien dégauchir de longues planches, est d’allonger les tables d’entrée et de sortie de la dégauchisseuse. Pour y parvenir, j’ai fabriqué des allonges en contreplaqué que j’ai fixé au bout des tables avec des serre-joints. Pour m’assurer qu’elles soient bien au niveau par rapport aux tables, j’ai appuyé les allonges sur des rouleaux à bras télescopiques qui servent normalement à recevoir les planches à la sortie du banc de scie. J’ai utilisé les mêmes allonges sur la raboteuse d’épaisseur pour obtenir des faces parfaitement parallèles.



Début du laminage du plateau en collant les planches deux par deux et ensuite quatre par quatre (photo du bas), avant l'assemblage final des 8 planches. J'utilise des lamelles no 20, surtout pour assurer la planéité du laminage, car la colle a tendance à faire glisser les planches l'une sur l'autre lorsque l'on applique la pression des serre-joints. Cette méthode progressive de laminage est sans doute un peu plus longue, mais elle évite le stress d'agir rapidement afin de respecter le temps de prise de la colle PVA, surtout pour un plateau de cette dimension (42'' x 90'').  






La table comporte des emboîtements (breadboards) à chaque extrémité. Outre l'aspect esthétique, la principale fonction d'un emboîtement est de maintenir la planéité du laminage (ici 8 planches de 5 1/4'' de largeur) tout en limitant les tensions qui pourraient générer des fissures au plateau. Le pin, comme toutes les autres essences de bois, réagit aux variations saisonnières d'humidité, ainsi la fibre prend de l'expansion en largeur l'été et se contracte l'hiver lorsque les maisons sont chauffées. Pour tenir compte de ce phénomène, l'emboîtement est collé uniquement au centre (sur le tenon de 4'' au centre), des chevilles (5) traversantes en bois dur vont fixer l'ensemble. Pour éviter que les chevilles exercent à leur tour une tension latérale sur les tenons de l'emboîtement, les trous qui traversent les tenons (sauf celui du centre) devront être légèrement ovales. 








Les tenons de l'emboîtement sont d'abord taillés à la toupie à la largeur du plateau (photo du haut), un guide est très utile pour assurer la précision de la coupe,  puis chaque tenon est découpé à la main à l'aide de scies japonaises dozuki, une scie à chantourner et une lime  (photo du bas).
  

Le piètement complet de la table (ceinture, traverses et pieds) en pré-montage. Comme je devais transporter la table à plus de 300 km de mon atelier, j'ai ajouté des vis de montage à tête hexagonale pour bloquer chaque joint tenon/mortaise. J'ai donc pu démonter le piètement pour le transport.


Deux bancs comme celui-ci accompagnent la table, ils se glissent entre les pieds à chaque extrémité de la table. Le siège est fixé à la ceinture avec les mêmes taquets utilisés pour la table .




Les pieds sont réunis par un tenseur auquel vient s'attacher un autre tenseur qui est fixé par un tenon traversant dont on voit la mortaise au centre de l'image. Cette pièce est la principale difficulté de construction du banc dont les tenons s'emboîtent avec un angle de 5 o au centre des pieds.


Les bancs au montage, on peut voir sur l'image les 6 taquets qui permettent de fixer les sièges à leur piètement



La Montagnarde à son assemblage final avec  ses couleurs: brun noyer foncé (Passeport Élite 303) pour le plateau et gris pierre de Château (Saman 011) pour son piètement. 



La table dans son environnement ! Ma fille a réussi à se dénicher des chaises qui complètent parfaitement le "look" rustique et convivial  de la Montagnarde ! ... Même Skip est d'accord ... Wouf !